UNE PIECE DANS L'ANGUISON

quelques pages apéritives...



Avertissement

Toute ressemblance avec des personnes, des événements, des faits, s'étant déroulés dans la région ne serait que pure coïncidence. L'Anguison peut dormir tranquille dans son lit. Ce roman à plusieurs mains n'est qu'une fiction.



PROLOGUE


Ce matin-là, l'Anguison chantait...
Elle ne chante pas toujours, seulement quand son régime le permet. Si elle maigrit, point de chant ; elle somnole. Si elle grossit - tout ce que le Morvan là-haut lui déverse - telle une femme qui ne voit plus ses pieds tant elle a pris de poids, l'Anguison ne voit plus les pierres qui barrent son chemin et la font si joliment chanter. D'autant qu'alors elle est transparente et, telle une coquette, peut admirer les bijoux de son lit : pierres joliment polies, arrondies tels des genoux, morceaux de tuiles descendues là par grand vent des maisons qui la bordent, une fleur tombée d'un jardin.
L'Anguison qui chante prend son temps. Pour s'amuser de la fuite d'un lézard le long d'un mur - prudent et craignant de tomber, il s'est déjà coupé la queue - ou de la démarche à reculons de la grosse et vieille écrevisse qui vit à l'ombre du pont depuis sept ans - elle voit cela au nombre de ses anneaux, un par an. Après la tour tout là-bas, elle ne chantera plus. La rencontre avec son amie, l'Yonne, qui courait jusque-là sans elle, la prive de sa chanson.
Trop importante alors, elle suivra son chemin de vie, indifférente. Comme les jambes des passants, à son long, sous les peupliers, dont elle ne sait et ne saura jamais rien, même si de temps en temps un facétieux lui jettera la pierre ou crachera, content de lui, et s?esclaffant du haut du pont.
Le pont... Ah oui, le pont - l'Anguison en voyait passer des gens...
Qui passait sur le pont ce matin-là? Une belle jeune femme du nom d?Aubépine, Aubépine Taillard, fille de Rose Taillard et de... Mystère ? Non, si l'Anguison le sait, vous le saurez tôt ou tard : Aubépine Taillard, plus connue sous le nom d'Aube Vizaine, la comédienne.
Aubépine se pencha au-dessus du parapet. Elle songeait. Elle changea de bord. Elle aimait mieux voir la rivière poursuivre sa promenade plutôt que de la voir s'enfuir et disparaître là-bas, au-delà de la tour. Son oeil remonta le courant. Jusqu'à sa disparition au-delà du lavoir, là où jadis, agenouillée, sa mère tordait son linge, tout en surveillant d'un oeil, derrière elle, celui qui, dans la lessiveuse, bouillait sur la braise.
Aubépine ne distinguait plus au bout du regard les petites vagues qui venaient mourir, là, sous l'arche de pierre. Qu'avait-elle vu, la rivière, depuis sa naissance ? Des kilomètres et des kilomètres à divaguer entre deux rives. Parfois encaissée, elle ne voyait pas grand-chose par-dessus bord. Alors elle rêvait, elle se prenait à fredonner, étalée, sur les galets de son lit, à s'amuser des poissons qu'elle emmenait avec elle, eux qui se croyaient malins en sautant pour remonter le courant alors qu'elle savait bien, elle, que toujours ils redescendaient.
Pouvoir remonter le courant jusqu'à la source ? se dit la jeune femme. Oui, pourquoi pas ? Remonter au-delà des arbres là-bas qui bouchaient la vue, la précéder au milieu de ces prés quand les vaches songeuses venaient boire, la voir maigrir au fil du chemin, s'amenuiser, pour disparaître où ? Dans un herbage, dans un bois, une cascade ?
Trouver la source, c'est remonter le temps. Cette source-là, Aubépine le savait, ne se matérialisait pas. La preuve : la fois où, petite, errant à travers prés et hameaux, avisant un barbu sur le pas de sa porte : "Elle est où, la source de l'Anguison ?" Air étonné, manifestement, ce n'était pas la préoccupation majeure de l'homme. Geste évasif : "Là-haut. Vous n'avez qu'à monter !"
Aujourd'hui, le brouillard avait sorti des paquets d'ouate. Monter pour trouver la source ? La source de tous les maux ? Trouver la source pour trouver la paix ? L'entreprise lui paraissait hasardeuse. Elle savait qu'elle ne la trouverait pas, que jamais elle ne la trouverait.
Il n'y avait pas de commencement comme il n'y avait pas de fin. Le mal était fait. Nulle vengeance ne pourrait jamais le défaire. Puisqu'il y avait la mémoire.
Elle monta quand même, décidée à aller jusqu'au bout, dans sa voiture de location. Depuis qu'elle avait choisi d'être comédienne, elle n'avait jamais quitté la scène avant la fin.


*


Aujourd'hui, c'était le grand jour pour Brune. Carlito et elle étaient passés hier à la mairie, mais la vraie cérémonie, celle qui comptait, pour elle, c'était tout à l'heure. Elle se sentait si excitée qu'un rien lui faisait monter les larmes aux yeux. Elle espérait que ça serait aussi beau que ce qu'elle imaginait !
Brune avait eu du mal à s'endormir hier soir. En plus, Carlito n'était pas passé la voir comme prévu. Ce matin, elle s'était réveillée de très bonne heure, alors elle avait repensé à tout ce qui s'était passé depuis leur rencontre. C'était il y a moins d'un an, en fait, mais sa vie avait tellement changé, que ça lui paraissait beaucoup plus. C'était entre Noël et le Nouvel An. Dehors, il neigeait. Brune était au Café du Centre avec deux copines et, comme d'habitude, elles parlaient de garçons. Dès qu'elle l'avait vu, elle avait de suite su que c'était lui. Elle s'était fait tirer les tarots la semaine précédente. Comme elle avait sorti un valet de coeur, un jeune homme allait entrer dans sa vie, et l'emmener vers le bonheur.
Alors, quand elle l'avait vu descendre de sa belle Subaru rouge, puis entrer dans le café où elle était avec ses copines, son coeur avait battu la chamade... Ces yeux... Ce sourire... Il présentait si bien ! Son regard avait embrassé l'espace, et caressé les tables du café. Leurs regards s'étaient croisés. Elle était devenue rouge comme une pivoine. Il était allé s'asseoir avec ses amis, mais elle le voyait bien : il n'arrêtait pas de la regarder dans la glace. Elle aussi.
- Vous faites quoi, au réveillon, les filles ?
Tout était allé très vite. Le réveillon avait été le plus beau de sa vie. Et puis ses bras... Son corps bronzé aux U.V... Son odeur poivrée... Elle s'était donnée à lui. Elle avait eu l'impression de mourir et de naître en même temps. Elle avait connu d'autres garçons avant, mais il était le premier à lui faire cet effet. Elle était sur un nuage. Quand elle s'était réveillée à ses côtés, elle s'était sentie toute changée. Après, quand ils marchaient ensemble dans la rue, qu'ils étaient tous les deux dans sa voiture, ou que les gens les regardaient, elle était fière.
Carlo Pietri, le père de Carlito, était italien. Il avait une entreprise de maçonnerie qui marchait bien. Il allait remettre en état pour eux la petite maison du fond de leur jardin. Elle avait tellement hâte de ne plus habiter chez ses parents ! Carlito faisait des études de commerce pour devenir vendeur de voitures, mais, en attendant, avec ce qu'elle gagnait au salon de coiffure, ils pourraient se débrouiller. Sa maman, Margot Pietri, était gentille, et elles s'entendaient bien. En fait, elle avait connu sa mère avant de le connaître. C'est marrant, le destin. Elles étaient toutes les deux inscrites à l'atelier de couture du Centre social, du mardi. Tout de suite, elle lui avait dit qu'elle pouvait l'appeler Margot, et pas madame. Elles s'aimaient bien. Margot avait dit qu'elle était contente que son fils eût trouvé une fille aussi jolie qu'elle.
C'était Margot qui avait fait sa robe de mariée, car elle savait couper. Elle lui avait apporté un Gala du salon dans lequel il y avait un reportage sur le mariage de Céline Dion. Elle aimait bien Céline Dion et elle aimait beaucoup sa robe de mariage. Margot s'en était inspirée. Par contre, les perles dans les cheveux, ça aurait coûté trop cher. Alors, elle avait décidé de mettre des églantines à la place. Parce que c'était ses fleurs préférées. On avait dû les acheter synthétiques, parce que octobre, c'est pas la bonne saison pour les églantines. En fait, c'était très beau aussi, et puis c'était moins fragile. C'était au printemps qu'elle adorait les cueillir sur les bords de l'Anguison, quand le dimanche, elle accompagnait, en cachette de sa mère, son grand-oncle Augustin à la pêche - "Gustin" comme elle l'appelait depuis qu'elle savait parler. Elle avait un cheveu sur la langue.
Lui, il pêchait ; et elle, pendant ce temps-là, cueillait des églantines, en faisant attention à cause des piquants. Elle les attachait avec du fil à pêche que lui donnait son oncle. Elle se tressait des colliers, des bracelets, et des couronnes dans les cheveux, et jouait toute seule à la mariée. La traîne, c'était des branches de saule pleureur.
- Gustin, tu viens faire mon fiancé ?
Il laissait son moulinet et venait la rejoindre en souriant. Bras dessus, bras dessous, ils sortaient de sous le saule en écartant les branches comme s'ils étaient sortis de l'église. Puis, Gustin la prenait dans ses bras et lui faisait franchir ainsi le seuil de leur maison imaginaire. Il la serrait fort contre lui et disait : "Ma Brunette". Alors, elle se blottissait contre sa joue et elle l'embrassait, même s'il piquait et que sa moustache la chatouillait. Il retournait à ses cannes à pêche. Elle restait assise près de lui, en silence, à sourire à son reflet dans l'eau. Elle lançait dans le courant bracelets, colliers, et couronnes. Elle les regardait partir en voyage, au fil de l'eau.
Quand oncle Augustin pêchait une perche-soleil, comme il savait que c'était son poisson préféré, il lui enlevait l'hameçon sans lui faire de mal, il la mettait dans un petit seau en plastique où il y avait eu du fromage blanc, et il la lui offrait. Elle rentrait avec à la maison, et inventait un mensonge pour sa mère.
Dans sa camionnette, Gustin voulait bien qu'elle monte à l'arrière. Et quand ils étaient sur les chemins et qu'il y avait des creux et des bosses, ils faisaient comme si c'était une tempête, elle devait se tenir à la rambarde des sièges pour ne pas tomber. Et ils riaient !
Son oncle était fâché avec le reste de la famille à cause d'histoires avec Jules, son grand-père. Oncle Augustin, c'était le grand frère de Jules. Augustin était parti faire la guerre. Et quand il était revenu, Jules lui avait tout piqué, la terre, la ferme, et la femme. Ça avait chié ! disait grand-père. Mais il était dans son droit. "Il fallait bien que quelqu'un s'occupe de la ferme et du reste. Et puis, il n'avait qu'à donner de ses nouvelles, au lieu de faire le mort chez les bougnoules, le coco !"
Sa mère ne voulait pas inviter oncle Augustin à son mariage. Mais elle, elle l'avait invité. Parce qu'elle en avait envie. Elle voulait qu'il la voie en mariée et qu'il sache comme elle était heureuse.
En fait, c'était parce qu'elle attendait un bébé que Carlito et elle se mariaient si vite. Officiellement, personne n'était au courant, mis à part ses parents, ses beaux-parents et ses collègues du salon et de l'atelier de couture. Ils avaient dit que ça devait rester secret. Les parents de Carlito étaient très catholiques et les siens à elle n'aimaient pas le scandale. Son père était directeur de l'agence régionale du Crédit rural, tout de même. Ils avaient tout organisé vite fait, surtout Thérèse, sa mère. Ils avaient fixé la date au 3 octobre, parce que sa mère s'était elle-aussi mariée un 3 octobre, et sa mère à elle aussi.
Tous ces derniers mois, elle avait fait attention à ne pas grossir, et s'était habillée de manière à ce qu'on ne voie rien. Et personne n'avait rien vu.
Elle, elle aurait aimé pouvoir mettre son ventre en avant et le montrer, comme elle l'avait vu dans Gala et Elle. Mais il n'en était pas question, pour sa mère. Brune lui avait dit que les gens s'en rendraient compte quand elle accoucherait moins d'un mois après son mariage. Elle avait rétorqué qu'après son mariage, ça ne serait plus pareil. Après le voyage de noces, on l'enverrait dans la famille de Margot à Paris. Paris ! Son rêve !
- T'aurais pas pu faire attention ? avait dit sa mère. Ma pauvre fille !
Elle avait pleuré.
- Est-ce que tu l'aimes, ton Pepito ?
- Carlito, maman...
- T'aurais pas pu en trouver un qui s'appelle normalement...
- Mais, maman, Carlito, c'est un prénom très courant chez les Italiens...
- Justement.
Quand sa mère était en colère, c'était inutile d'insister. Maintenant, c'était de plus en plus souvent que ça arrivait. Elle voulait dire, que des amoureux aient des enfants sans être mariés. Il y en avait qui choisissaient de ne pas se marier, et qui étaient heureux tout de même...
Dans le Biba du mois dernier qu'elle avait lu au salon, justement, il y avait des témoignages là-dessus. C'était tellement passionnant qu'elle avait failli oublier la couleur de madame Rambert. Le violet était un peu trop soutenu, mais madame Rambert avait trouvé ça très bien : Brune avait eu droit comme d'habitude à deux euros de pourboire.
Quand elle avait annoncé la nouvelle à Carlito, sur le coup, elle avait été déçue par sa réaction. Disons qu'elle s'attendait à autre chose. Il n'arrêtait pas de dire : "Dis-moi que c'est une blague !", il ne rigolait pas du tout, il ne l'avait pas serrée dans ses bras. Ils étaient dans sa voiture, il était venu la chercher à la fermeture du salon. Ils avaient prévu d'aller au cinéma revoir le film de Bojko sur sa maman russe, elle adorait ce film. La première fois qu'elle l'avait vu, elle avait ri et pleuré en même temps. Carlito avait dit qu'il avait oublié de la prévenir qu'en fait il ne pouvait pas y aller à cause d'un rendez-vous pour un futur travail. Il l'avait ramenée chez elle. Chez ses parents, quoi.
Le soir, elle avait pleuré. Sur le coup, elle lui en avait voulu, à Carlito. Mais après, elle avait mieux compris, parce qu'elle avait lu dans un article de Isa au salon que les hommes pouvaient parfois réagir comme ça. Lorsqu'ils ne se sentaient pas prêts, la paternité pouvait leur faire peur. Une fois l'enfant arrivé, ça s'arrangeait. Elle avait repris confiance. Elle avait évité de l'embêter avec ça. Les parents s'en étaient chargés.
Carlito la délaissait ces derniers mois. Il jurait que non, que oui, il l'aimait ; mais ce n'était plus comme avant. Il n'avait pas envie comme elle de ce mariage. Il disait que si, ça lui faisait plaisir, mais il ne la regardait plus. Dans Santé Magazine, on disait qu'il fallait être patiente. Mais tous les jours, depuis qu'on avait mis une plaque, elle allait sur le pont au-dessus de l'Anguison à la pause de midi, et elle jetait une pièce dans l'eau. Parce que c'était marqué : "Une pièce dans l'Anguison, c'est du bonheur à foison" et, elle, elle y croyait à ces choses-là.
Elle l'aimait ! Elle était sûre qu'il lui préparait une surprise. Ces dernières semaines, ils se voyaient moins, et jamais plus le soir. Il la ramenait tôt chez ses parents. Elle préférait d'ailleurs ne pas savoir, pour que ce soit une vraie surprise.
Il y avait autre chose. Des clientes avaient vu Carlito un soir au café, complètement ivre. Madame Rambert avait dit pour la consoler que c'était courant, que ça s'appelait "enterrer sa vie de garçon". Elle l'avait regardée d'une drôle de manière, comme sa mère quand elle lui disait "Ma pauvre fille !", avec la colère en moins et la pitié en plus. Ça l'avait fait pleurer. D'ailleurs, en ce moment, elle pleurait pour un rien. Et Carlito ne le supportait pas.




*

A dire vrai, ce que Violine ne supportait plus, c'était sa mère. Elle le savait sans le savoir. Elle le savait depuis la nuit où s'était introduit dans la maison un beau gosse gentil et très attentionné qui ne repartait jamais sans laisser un cadeau devant la porte de sa chambre. Violine savait que ce beau monsieur se fichait éperdument d?elle parce qu'il ne se tenait plus dès qu'il était avec sa mère. Elle l'entendait dire de ces âneries, le beau gosse bien mis dont les cadeaux encombraient son placard. C'était un problème. Personne ne le savait, mais Violine avait mis son père au placard le jour où sa mère lui avait annoncé sa disparition. Et là, à cause de tous les cadeaux, elle avait dû l'en déloger. Il fallait faire de la place pour le nouveau. Il n'y avait pas que le placard d'ailleurs. L'autre s'installait de plus en plus dans toute la maison. Ses visites nocturnes étaient devenues quotidiennes et Violine ne savait plus où fourrer les souvenirs encombrants. Il y avait un album photo qu'elle avait essayé de noyer dans la baignoire en soulevant elle-même la bonde pour que le courant l'emporte. Tout ce qu'elle avait obtenu, c'était les cris de maman. Cette fois ma fille est folle, avait-elle décrété en mettant l'album à sécher sur la corde à linge.
Il y avait aussi la clef. Son père lui avait offert le jour de ses sept ans une clef rouillée qui ouvrait, selon ses dires, la porte d'un château qui serait à elle le jour où elle serait assez grande pour réaliser ses rêves. La clef aussi, elle l'emportait dans sa baignoire pour qu'elle finisse de rouiller parce que Violine savait que son château était à l'eau et que vogue la galère. Il y avait enfin Jérémy, la carpe vermeille que son père avait ramenée d'une pêche aux antipodes avant de repartir faire son trou en mer inconnue. Violine n'était pas dupe. Ton père nous a quittées ! Elle n'avait pas appris la langue maternelle pour rien, elle savait traduire. Elle était allée au cimetière, et elle était rentrée bredouille. Aucune tombe ne portait son nom, ça ne voulait rien dire. Ce que Violine savait, elle le savait et après tout, c'était son père !
Le bocal de Jérémy était dans la salle de bain à demeure. Violine lui avait fait passer l'été dans le nid de pie que son père lui avait construit dans le chêne centenaire mais la saison avait tourné, Jérémy venait des pays chauds et Violine l'avait rapatrié à l'intérieur.
Ce samedi matin, Violine n'avait pas fini de prendre son bain quand sa mère était entrée. Elle n'avait pas eu un regard pour les lagons qu'elle avait faits avec Fraîcheur des îles sous le Vent, le gel douche qui vous regonfle les voiles en douceur. Maman était en retard. Elle avait dit à Violine qu'elle était invitée à une noce et, qu'à son âge, elle pouvait rester seule. Violine n'avait pas posé de questions. Elle avait regardé sa mère remettre du Rouge baiser sur ses lèvres, rajouter des braises au foyer ardent de ses joues, vérifier que ses cheveux tout feu tout flamme flamboyaient, et filer avec Beau gosse sans un regard pour le naufrage définitif de sa fille qui savait qu'elle ne sauverait jamais plus rien.
Sitôt sa mère partie, Violine avait mis la clef dans le bocal de Jérémy, posé le bocal sur l'eau, après s'être assurée qu'elle était suffisamment haute pour qu'il flotte. Elle avait sauté dans ses souliers et s'était précipitée dehors.


*


Margot était allée chercher ses parents au bistrot, encore attablés devant une tasse de thé. Carlito n'était toujours pas là ! Il n'était pas rentré de la nuit. Elle s'impatientait. Elle faisait le tour de la place, contournait les voitures et les invités. Thérèse faisait les cent pas sur le perron de l'église. Elle se pavanait, elle roucoulait. Elle l'énervait. Elle se croyait indispensable. Et Carlito qui n'arrivait pas... Le jour de son mariage ! Margot n'avait pas fermé l'oeil de la nuit. Elle n'avait rien dit à son mari, il se serait fâché. Mais la veille, elle avait entendu la voiture partir sans bruit, tous phares éteints. Carlito était encore parti en bordée, comme il le faisait de plus en plus souvent. Carlo ne voyait rien, fatigué qu'il était. A peine dans son fauteuil, devant la télé, il s'endormait. Et Carlito en profitait pour "emprunter" sa voiture depuis qu'il avait cassé la sienne. Il ne pouvait pas avoir oublié son mariage, tout de même. A moins qu'il ne se soit sauvé... Hier encore, il disait qu'il la trouvait jolie, sa Brune. Mais son costume, ce matin, était encore pendu dans l'armoire, avec ses chaussures et sa cravate achetées en Italie. Un accident ? Un accident ! Mon Dieu, non... Elle l'aurait su ! Et Carlo qui ne décolérait pas depuis qu'il avait découvert la disparition de sa voiture. Ces Italiens, ils la feraient devenir folle, avec leur sale caractère.
- Mais non, cette robe est parfaite. Brune préférait un peu de flou autour de la taille. C'est flatteur, non ?
Margot aurait voulu arracher son foulard. Son collier de perles l'étranglait. Quelle idée elle avait eue de mettre le collier de sa mère.
Un sourire radieux se posa sur son visage tendu. Cette voiture, là-bas, c'était leur voiture.
- Carlito arrive !


*


L'église était en vue lorsqu'une furie déboîta sur la droite au volant d'une voiture de location. Le choc fut brutal. L'inconnue sortit furieuse de son véhicule. Carlito s'excusa, alléguant qu'il était en retard pour son mariage. Pour se faire pardonner, il l'invita à la noce. On ferait le constat plus tard. La belle inconnue accepta avec un étrange sourire.
- La noce ? Justement, je la cherchais.
Les jambes cotonneuses, il avançait avec une fierté mal placée sur le parvis de l'église. Et sous les yeux éberlués des badauds, Ambre posa le bras du marié au creux de celui de sa mère effarée. Elle se retira dignement en lui glissant un furtif "adieu !"
- Adieu ? Tu ne viens pas à ma noce ?
- Si, bien sûr ! Ton beau-père m'a invitée. Je suis une de ses meilleures clientes ! Mais je n'entre pas dans l'église. Va maintenant !
Tout lui échappait. Il redevenait le petit être insignifiant qu'il avait toujours été. Il ne partirait jamais avec Ambre au bout du monde, il ne dirait jamais non à personne ; il subirait, acquiescerait, ferait ce que l'on attendait de lui.
- Je ne veux pas t'entendre, dit Margot à Carlito quand il ouvrit la bouche pour bredouiller quelque chose.
Carlo attrapa son fils par le col. Hurlant en italien des malédictions, il secoua le garçon, qui tenta d'esquiver la raclée en se cachant derrière sa mère. Une baffe bouscula le chapeau de Margot. Jules retint le bras du maçon, écarta le blanc-bec, rattrapa Margot et remit de l'ordre dans le chaos familial.
- On y va maintenant.
Chacun se calma, se brossa, se rajusta et reprit son souffle.
D'un geste rageur, Carlo reboutonna son veston, et regagna sa place, près d'une Louise amusée, qui n'avait pas bougé de son banc. Le curé s'avança vers le marié, le rassura. Margot reprit le bras de son fils, le mena à l'autel puis s'assit entre Carlo et Louise, là elle sortit son mouchoir et laissa couler ses larmes. L'orgue tonna. Henri traversa l'église au bras de sa fille. Au bras de son père, dans un froissement d'étoffe, Brune avançait à pas lents. Le regard lointain, Henri savourait ce moment suspendu. Il était fier de sa fille, fier de sa beauté, de sa grâce, de sa candeur. Aussi fragile que forte, elle était la femme qu'il aurait voulu épouser, celle que Thérèse n'avait jamais été. Avec tendresse, il la guida auprès de ce garçon qu(il connaissait à peine. Henri en avait les larmes aux yeux. Il ne se souciait plus de ceux qui le regardaient et qui murmuraient. "Pauvre Henri, maintenant tout seul avec la Thérèse, il va en ch..."
Quand il s'assit, Thérèse voulut lui parler, il rétorqua : "Ta gueule !" La mâchoire de Thérèse s'affaissa.
Carlito, penaud, tourna les yeux vers sa mère. Son regard confirma les doutes de Margot, qui avait vu clair dans son jeu, toutes ses absences répétées, ces derniers temps.
Carlito se retourna vers l'autel fleuri de fausses aubépines. Sur le dernier accord de l'orgue romantique, Brune lui prit la main. Il se laissa faire.


*


Il y eut ce moment délicieux où Violine vit clair. Elle fendit le brouillard et, sans l'ombre d'une hésitation, retrouva le chemin de la maison. Elle franchit en coup de vent le salon et s'enferma dans la salle de bain. La culotte valsa dans la baignoire. Elle regarda l'eau de son bain qui rougissait. Fascinée, elle trempa son courage dans cette certitude : plus besoin de maman, maintenant ! Elle plongea la main au fond du bain et souleva la bonde. La réalité change constamment quand on actionne le levier qui lui redonne des couleurs. L'eau rouge se précipita en tourbillons dans le trou mais le bocal pris par le courant se renversa. Le poisson allait être emporté quand elle déclencha la phase deux de l'opération "Remise en marche du monde". Elle replongea la main dans le torrent. Jérémy lui glissa entre les mains, mais quand, enfin, elle l'arracha du trou, ils étaient deux ! Elle avait fait d'une pierre deux coups, en plus de son poisson, elle avait sauvé sa clef. Dans la conque de ses mains, Jérémy était pâle comme un mort. Il avait eu la trouille de sa vie, pardi !
Elle se regarda dans le miroir. Pour les lèvres, pas Rouge baiser, non, quelque chose de plus léger, voilà. Un peu de blanc, sur les joues. Elle choisit la robe "des dix manches", bien sûr, celle qui méritait bien son nom : elle démultipliait les perspectives qu'offrait la prise dans ses bras de l'ange. Je suis un ange, confia-t-elle à son reflet. La glace répondit : "Un ange, oui, poussé par le démon."
Avant de passer sa robe, elle contempla sa poitrine. Bien des progrès avaient été faits de ce côté-là mais, un soutien-gorge, non, décidément, non.
Quand elle était arrivée à la noce, la première personne qu?elle avait vue, bien sûr, c'était sa mère. Tous les regards étaient tournés vers elle. On aurait dit une diva. Sa chevelure flamboyante déployée, des vagues de feu brûlaient tous les hommes de la noce du même désir ardent. Mais, ce n?était pas ça qui lui avait soudain soulevé le coeur, non, c'étaient les yeux écarquillés du garçon.
Il avait son âge et Violine, qui savait tout, avait su qu'il était en train de faire aujourd'hui, comme elle, un pas décisif vers sa grandeur d'homme. Le garçon s'était approché, il allait lui parler. Et c'était là qu'il avait vomi. Voilà une déclaration comme Violine ne pouvait qu'en rêver ! Si elle s'était écoutée, elle lui aurait rendu la politesse, mais un vernis de retenue, qu'elle n'avait pas encore fait sauter, la poussa à tourner le dos.
S'il n'était pas fou d'elle, elle courrait se noyer.


*


J'm'appelle René, ici, tout le monde m'appelle l'Allumé, j'comprends pas pourquoi. P't'être parce que j'suis long comme une allumette, c'est c'que j'me suis imaginé. Où p't'être c'est parce que j'ai brûlé la grange y'a quelques années. Mais y'a personne qui l'sait, sauf les vaches qu'avaient froid, mais elles peuvent plus parler, puisqu'elles ont brûlé.
J'suis d'la noce, même si personne m'a invité. C'est l'curé qui veut pas, y dit que j'suis l'fruit d'un péché. Le péché, j'le connais pas, j'sais pas vraiment qui c'est. L'a jamais voulu d'moi, y m'a abandonné. Moi j'voudrais bien que c'soit l'marié, mais j'peux pas vraiment l'dire, parce que sinon, y pourrait plus s'marier et moi j'aime bien les noces, y'a plein d'trucs à grailler. P'is j'aime bien les odeurs, les parfums et les dames drôlement bien habillées, ça met des couleurs dans ma vie d'débraillé.
Et p'is y'a c'te fille aux grands yeux éveillés, c'est la seule qui m'regarde sans un r'gard dégoûté. Elle me donne un gâteau, tout chaud, chocolaté. Mais le Bernard y m'a vu et p'is y m'a chassé. Moi, j'ai pas l'choix, je m'en vais. Y m'a r'pris mon gâteau, j'ai plus rien à manger. J'm'assois près du ruisseau, et j'me mets à penser, aux yeux de la petite fille, au gâteau. Elle est à côté d'moi à présent, elle me dit qu'elle veut un navire pour aller s'balader. Elle est tellement jolie, j'vais pas la faire pleurer. J'lui construis son bateau avec le bois de la forêt. On l'fait flotter, elle saute de joie, elle rit et moi aussi, ça fait une musique, le son de l'eau, et nos rires mélangés. On accroche le navire, on l'décore avec les plumes de buses qu'elle ramasse. Il est beau son navire, même moi y m'fait rêver.
Maint'nant elle veut la mer, l'Anguison, c'est trop p'tit, alors on bouge des pierres, comme des forcenés. L'Anguison grandit, s'élargit, déborde, mais la mer est trop basse et ça la fait crier. Elle crie si fort que j'me mets à pousser la pelleteuse qu'était là, l'air tout abandonnée. Alors elle est heureuse et me montre du doigt tout ce que j'dois bouger et pousser et rouler.
D'abord les grosses pierres, et puis les troncs d'arbres, y'en a un paquet, la chapelle du château qu'est un peu cassée, avec la grosse pelleteuse, c'est pas compliqué. L'Anguison devient un lac affamé, il mange toutes les prairies. Elle est heureuse, elle chante, elle veut la mer Diterrannée, j'continue à pousser, à creuser, à jeter. Elle rit que c'est un bonheur et moi ça m'fait pleurer. On a la mer maint'nant, elle est prête, déchaînée et à la noce là-haut on les entend crier, y disent qu'y a d'l'eau partout qu'ils vont tous se noyer, mais j'm'en fiche, Clémence elle est heureuse, elle va pouvoir voguer. Ma pelleteuse a coulé, moi j'suis en haut d'un arbre, elle me dit que c'est la reine et moi son chevalier. Elle m'envoie des baisers, elle crie des mots jolis, comme voyage, amitié, Amirique, carte postale, qu'elle m'oubliera jamais. Elle a pris son nounours, qu'elle vient d'nommer René.
L'eau monte tellement vite qu'y faut qu'j'la fasse grimper sur le gros marronnier sur lequel j'suis perché. On accroche le bateau, elle grimpe à mes côtés, on est tout côte à côte, j'me mets à trembler. J'ai même failli tomber pour rattraper nounours, qu'est-ce qu'on aurait pas fait pour sauver "mon René". Faut dire qu'on est trempés et qu'y fait pas très chaud, mes habits sont mouillés et sa robe toute collée. On dirait deux oiseaux sur un arbre perchés. Ça m'rappelle un truc de fromages, mais j'sais plus trop c'que c'est. En tout cas, elle est belle dans sa robe jaune citron, on croirait un soleil dans le vert d'la forêt.
J'fais un peu corbeau dans mes habits fripés et elle oiseau doré. L'eau monte drôlement, on voit plus du tout l'sol. Elle a froid et elle vient contre moi. Alors je pense très vite, faut qu'j'trouve une solution, c'est moi l'plus grand d'l'équipe, faut qu'je sois fort et bon. Il n'y a que les branches, et les feuilles qui entourent, même si c'est mouillé, ça devrait bien brûler. C'est un marronnier avec des branches cassées, j'en amasse quelques unes dans un creux près de nous, j'y mets des feuilles aussi, t'manière c'est tout c'que j'ai. J'ai toujours mon briquet, et j'essaye d'allumer. Il y a d'l'eau partout, la nature est mouillée, le feu ne veut pas prendre, ça fait une grosse fumée. Elle me dit que c'est beau, comme elle l'avait rêvé. Elle aime bien la fumée, elle dit qu'ça fait brouillard, comme si y'en avait pas assez. J'continue mon boulot, je mets plein de feuillage pour lui montrer qu'on pourrait disparaître. J'lui dis d'enlever sa robe, y faut la faire sécher, je n'la vois presque plus, pourtant on est collés. Elle m'obéit et enlève sa robe et ses chaussures, qu'on dirait de poupée. Elle enlève sa culotte aussi pour me montrer le canard brodé d'sus, qu'sa mamie lui a offerte. C'est vrai qu'il est joli, ce canard, et il est jaune aussi, c'est vraiment rigolo. Elle est toute nue, maintenant, et y'a beaucoup de fumée. Je la prends dans mes bras, elle a peur de tomber et elle a plus froid qu'avant.



*


Oublie-t-on jamais tout à fait les paysages de son enfance ? C'était bien celui qu'Aubépine avait quitté depuis longtemps, une tranche de vie, si proche et si lointaine à la fois. Tout était resté semblable : les prés, les collines, les Charolaises, les hommes à casquette, les femmes en blouse, comme celle que portait sa mère. Le coeur d'Aubépine cessa de battre la chamade. L'heure n'était plus ni à la peur ni au doute. Elle venait d'entrer sur sa nouvelle scène théâtrale.
- T'es toujours là toi, Anguison de malheur !
Cela faisait quinze années qu'elle avait quitté Vizaine, fuyant le malheur et la honte qui l'avaient frappée, abandonné ce village si paisible, où l'eau coulait sans répit, par petits rus qui se rejoignaient, s?enlaçaient et disparaissaient pour mieux se retrouver plus loin au milieu des ajoncs et de lys d?eau qui dressaient leurs corolles safran, vers les saules pleureurs où les amoureux s'abritaient. Qu'allait-elle trouver là-bas ? La tombe de sa mère, Rose Taillard, qui n'avait jamais rien eu à elle que la fille qu'un salaud lui avait faite et dont elle avait tu le nom jusqu'au jour fatal. Même leur maison ne leur appartenait pas. La vie n'avait pas été facile pour Rose, qui avait économisé sou par sou pour "son" Aubépine. Elle n'était pas douce, la main aussi leste à fesser qu'à battre le linge.
Aubépine avait cependant grandi sans se poser de questions, gamine intrépide côtoyant les enfants du hameau, pêchant les truites voraces, grimpant dans les pommiers neigeux, mettant à sac les buissons de mûres qui l'égratignaient jusqu'au sang. Fille de rien, elle ne s'étonna guère d'être enjôlée par le premier homme qui lui dit qu'elle était jolie, engrossée, et aussitôt oubliée. Elle s'étonna encore moins que Grégoire, le jeune instituteur parisien dont c'était le premier poste, tombe raide amoureux de la sauvageonne qu'elle était et la demande en mariage, bien qu'elle soit enceinte jusqu'aux yeux. Le jour de la noce, sa mère apprit de la bouche édentée d'un méchant corbeau qui était le vrai père de l'enfant et, folle d'amour, la laveuse se jeta dans le bassin du lavoir. Le curé Maréchal annula la cérémonie et les Parisiens fuirent sans attendre le scandale. Elle ne pleura pas, n'accusa pas le destin, mit seule au monde "le fruit du péché", comme disait le curé, qu'elle planta là, sans un regret, pensant effacer ainsi le remords d'avoir couché avec son propre père, et causé la mort de sa mère.
Elle se souvenait du jour fatal où, ayant abandonné cette chose ensanglantée et braillarde à l'arrière de la Mercedes noire de Vautranges, elle avait mis ses effets dans un sac, et saisissant dans l'armoire les économies de sa mère, elle avait marché jusqu'au village prendre le car pour Nevers, décidée à descendre vers la mer. Pendant les quinze années marseillaises puis parisiennes où elle était devenue Aube Vizaine, la comédienne adulée par la critique pour le réalisme de son jeu, elle n'avait jamais repensé aux noces fatales. Et puis, la semaine dernière, en allant acheter du vin chez les Lafaye, elle avait appris les noces de Brune, la petite-fille de son salaud de père, avec un Italien, petit-fils des négociants. Quelques questions innocentes plus tard, les Lafaye lui en avaient raconté sur la belle-famille de leur petit-fils : les bâtards de Jules, les méchancetés de Thérèse...
Et voici pourquoi elle se retrouvait là, au bord de l'Anguison. Elle ôta chaussures et chaussettes pour plonger ses pieds dans le courant.
- Eh ben, ma jolie dame, c'est pas l'bon temps pour se baigner !
Cette voix, elle l'avait déjà entendue. Si le timbre différait, les intonations restaient identiques, chargées de cette prétention, sûre d'elle dans son dédain de tout ce qui touche le genre féminin.
Un vol d'oiseaux vint à sa rescousse, et lui évita la confrontation directe avec le regard de Jules. Aube Vizaine lui donna la réplique :
- C'est bon pour ma circulation.
Jules s'approcha :
- Vous êtes venue pour la noce ?
La réponse d'Aubépine se fit évasive :
- Pour la noce, oui, pour la noce...
- Vous êtes de la famille du marié ?
- C(est lui qui m'a invitée. Il m'a cassé ma voiture ce matin.
- Le pauvre garçon n'avait pas les yeux en face des trous, rigola Jules. Vous seriez pas déjà venue par ici ? J'crois vous reconnaître.
- Oh, vous savez, c'est si fréquent qu'un visage en évoque un autre. Vous devez confondre avec ma mère.
Le silence s'installa et Jules tenta une seconde accroche, avant de poursuivre son chemin.
- Bon, ben, on se verra peut-être tout à l'heure ?
- Peut-être.
Aubépine sortit ses pieds de l'eau. Nerveusement, elle les frotta chacun leur tour pour les sécher avant de se rechausser.
- Y'a décidément pas d'justice, maman avait raison. Ce vieux porc est toujours aussi dégueulasse.
Elle ne distinguait pas ce qui venait d'être poussé dans l'eau par ce garçon. Le courant ne tarda pas à lui apporter la réponse : une plate et sur la plate, le corps sans vie d'une fillette. Aubépine descendit dans l'eau.
- Alors, toi aussi tu as fait une mauvaise rencontre ?
Aubépine cracha dans la rivière.
- Anguison, rivière à poison !
Cachant le petit corps sous sa cape, elle descendit jusqu'au lavoir.
Elle pressentait que ce serait le meilleur rôle de sa carrière théâtrale. Et tant pis si c'était le dernier.
Juste avant de faire basculer le corps de l'enfant dans le lavoir, Aubépine passa une main maternelle dans ses cheveux mouillés.
- Ne t'inquiète pas, mon ange, ça va aller. On n'a plus qu'à attendre que la bête vienne mettre sa patte dans le piège.


Ecrit au bord de l'Anguison en 2005 par
Juliette Ailhaud, Pierre Bastide, Martine Bertin, Barbara Boichot, Bernadette Coqueret, Claire de Sédouy, Yann Dupont, Philippe Echégaray, Eric Lefebvre, Oriane Peignelin, Josiane Roire, Boris Socat, Pauline Touma, Michèle Viderman
sous la direction de Ricardo Montserrat