- Premier temps
(Morvan)
Moment 1
L'histoire a été pensée pour se révéler en images sur nos écrans intérieurs. En images.
Elle peut commencer comme cela.
Le ciel est au travail, en bleu, en bleu de travail, au-dessus de la sapinière. Il tripote pote et ripote l'ouate des cumulus qu'il dispose ça et là comme des monstres dont l'ombre va brouter les dernières pâtures du Hameau des Carnées, les feuillages tendres des vergnes et des saules complotant au bord de la rivière. Elle fouette, l'Yonne, ses eaux vers la vallée sans un regard pour les quelques maisons accrochées à la route comme à un cordon ombilical déroulant son asphalte sommaire avec sa foufoune herbeuse centrale où viennent s'exciter des lapins craintifs.
Moment 2
C'est une bonne année à fruits.
Le cerisier de la Geneviève, la vieille femme qui vit dans le Haut des Carnées est chargé à craquer de la branche. Alors la Geneviève s'y est perchée, pour cueillir ces belles cerises mûres, presque noires. Elle cueille doucement, avançant sa main de femme de 90 ans, sa main devenue cristalline, presque cassante, tachée de jus de cerises. Elle cueille, accrochée à son arbre comme aux bras d'un amant, appuyée de tout son poids sur le tronc râpeux. Elle, la Geneviève, et son cerisier sont de texture semblable, noueux à souhait, travaillés par le temps. Sous l'effet du vent qui fait bouger légèrement le panier à côté d'elle, donne à sa robe un mouvement voluptueux, et fait frissonner l'arbre, c'est comme s'ils faisaient l'amour, le cerisier et la Geneviève. La sensation est aussi dans la douceur de l'air, le chant des passereaux et le bêlement lointain des agneaux. Un coup de vent brutal provoque la chute du panier. Les cerises s'éparpillent sur la terre, les plus mûres éclatent.
(parenthèse)
Dans le Bas des Carnées, sous le va-et-vient de la lame d'une scie, un arbre tombe. Un vieux fruitier au corps mangé par les lichens.
Moment 2 (suite)
La Geneviève, elle a dégringolé, elle aussi, comme le panier qui a roulé jusqu'aux rangs de radis.
Elle gît, étalée de tout son long, les jambes dans les oignons et l'ail, la poitrine dans les plants de salades et les petits pois, et la tête dans les haricots verts qui venaient de faire leurs premières feuilles.
La voici comme endormie dans ses chers légumes impeccablement alignés, pour un dernier hommage.
Elle tient encore des cerises dans la main maculée, exsudant leur jus noir. Sa robe est légèrement relevée sur ses jambes. Le vent s'en est allé mugir dans les sapins alors qu'une fillette s'approche, ramasse de belles cerises, les place en pendentifs à ses oreilles, et disparaît du côté de la sapinière.
Au loin, on entend arriver la camionnette du boucher. Le changement de rapport de vitesses indique qu'elle peine dans la côte, la bricole...
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